16/07/2007

sur la défiguration

http://www.leseditionsdeminuit.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=2104
La défiguration n'est plus un sujet frais dans le domaine littéraire aujourd'hui. Mais une analyse qui regroupe Artaud Beckett et Michaux sous ce titre peut être intéressant.
(par Grossman, directrice de la mension Art, Lettres, Pensée contemporaine à Paris 7. L'introduction se trouve en bas de la page et je me permets d'afficher la conclusion ici en bas)


Conclusion-- LA DESIDENTITé

Les oeuvres défigurées du XXe siècle (celles d’Artaud, de Beckett, de Michaux, d’autres encore…) remettent ainsi en cause nos systèmes, nos catégories et la tranquille stabilité des oppositions qui souvent les gouvernent. Elles nous invitent à nous poser quelques questions troublantes, dont celles-ci : face à la normopathie contemporaine, ce cache-misère d’une inavouable dépression, face à ce narcissisme grégaire socialement gratifié où chacun se reconnaît dans le regard admiratif qu’un autre semblable lui jette pour qu’il le lui renvoie, comment inventer les formes plastiques, plurielles, d’une résistance à l’image ? Comment se déprendre des formes pétrifiées de l’identitaire ? Comment inventer à chaque instant les figures mouvantes de la représentation de soi et de l’autre sans y perdre toute identité ?

Question qu’Artaud formule ainsi : Comment conserver la permanence du moi tout en refusant « le principe inconscient des effigies, des statues morales toutes moulées et toutes faites » ? Quelle forme inventer pour dire la chair vivante des corps sans la pétrifier, l’enfermer in vivo dans un tombeau. Question qui fut aussi, comme l’on sait, l’obsession de Poe. Autrement formulé : comment se désincarcérer du corps-tombe, cette vieille complicité du soma-sema, si l’on ne croit plus ni en l’âme éternelle ni à la résurrection des corps ?
« Je sais que les moi se pleurent dans leurs rêves et ne peuvent plus prétendre pour la continuité de leur principe et de leur être à cette durée que l’âme immortelle il y a quelques siècles leur donnait. Ce qui veut dire que sans le corps qui maintient la continuité personnelle des impressions, les êtres seraient plus changeants que le spectacle de la nature qui passe de la montagne à la mer, et de l’iceberg à la forêt ». (Antonin Artaud, Lettre à Jean Paulhan du 16 février 1945 XI, 44-45) »

Un double écueil borde en effet la défiguration en son mouvement : le trop de forme et l’informe. D’un côté la captation pétrifiée dans l’image de soi, les formes mortes d’un narcissisme calcifié. De l’autre au contraire, la dissolution mélancolique des formes, le trou noir d’un miroir sans reflet, la fusion è un infigurable archaïque avec lequel on tente de faire corps, la haine de soi comme informe. L’écriture moderne s’invente dans cet écart entre narcissisme et mélancolie, entre l’amour de la forme-langue et la fascination d’une hémorragie sans fin du sens et des mots. De Beckett à Céline, de Michaux à Artaud, Leiris, Cioran, Blanchot, pour ne citer que ces noms, les écrivains n’en finissent pas d’inventer une forme, un style qui figure-défigure l’informe, une écriture dont l’incessant mouvement ne fixe pas mais maintienne ouverte l’oscillation : ressassement chez certains, jeux infinis d’une négativité en mouvement pour d’autres, force d’une langue en suspens d’une forme à l’autre. La défiguration chez eux est ce mouvement de réinvention d’un soi vivant dans l’écriture, un soi qui ne sombre ni dans la folie dissolutrice ni dans la crispation narcissique, qui ne succombe ni au mirage des formes ni à la séduction mortifère de l’informe.

Alors l’identité y devient désidentité. Il s’agit à la fois de défaire l’identification narcissique à une forme qu’on immobilise, une image-mirage statufiée (mon père, ma mère, cet autre en face de moi qui me ressemble, cet homme/cette femme que j’incarne) et d’inventer les figures plurielles, provisoires, d’une identité en mouvement : des identités. A la fois une et plus d’une Ce qui signifie s’identifier non à une image mais au mouvement d’une image , en chacun des points où elle se stabilise provisoirement, dans ce défilé qui la fait plurielle, changeante. La désidentité dirait ce lien incessant de la forme aux mouvements qui la déforment. Alors l’identité est un théâtre. L’inverse même de la représentation narcissique de soi, cette mise en scène qui se joue sur la scène vide d’une psyché désertée.

L’inverse aussi de la normopathie de nos systèmes épuisés de la représentation sociale, médiatique, politique. J’ouvre une dernière parenthèse qui en est à peine une. Claude Lefort a analysé, à la suite des travaux de Ernst Kantorowicz, la désincorporisation à l’oeuvre dans nos sociétés démocratiques. Dans la monarchie, rappelle-t-il, le pouvoir était incorporé dans la personne du prince. Le prince était un médiateur entre les hommes et les dieux ; il incarnait dans son corps, à la fois mortel et immortel, le principe de la génération et l’ordre du royaume. « Incorporé dans le prince, le pouvoir donnait corps à la société ». (Claude Lefort, Essais sur le politique (XIXe-XXe siècles), 1986, Points-Seuil, p.28) . Infigurable, le lieu du pouvoir est désormais un lieu vide qu’aucun gouvernant, par définition provisoire, ne peut incarner. Désincorporé, le pouvoir cesse de manifester le principe de génération et d’organisation d’un corps social. C’est un processus que décrit Claude Lefort, celui d’un mouvement continu de corporisation-désincorporisation au gré d’un débat permanent, d’un conflit des opinions et des droits s’exerçant dans « un espace public toujours en gestation ». (ibid., P.52).

C’est cette théâtralité mouvante, cette « scène » sur laquelle le conflit se représente aux yeux de tous, empêchant la société de se pétrifier dans son ordre, qui m’intéresse. Non la « représentation » par délégation, la représentation-image du peuple comme Unité, corps prétendu propre et indivisible de la multitude informe, mais au contraire, la figure qui s’y invente d’un corps polymorphe, configuration impropre et vivante, dont le lien aux signes du pouvoir est constamment à recréer. Il se peut que, là encore, la défiguration du corps politique nous aide à réinventer, loin du culte narcissique du spectacle et de la représentation, un espace vivant, cette chair du social que l’on ne refoule, comme le corps prégénital, qu’au prix du vide et de la reproduction de la mort : telenovela du pouvoir à l’échelle du globe—TV Globo.

1 commentaire:

fdemeredieu a dit…

Et en écho à la "défiguration" - un écho en arrière-plan,
ce modeste lien.

http://florencedemeredieu.blogspot.com/2011/11/antonin-artaud-et-le-concept-de.html

Bien cordialement.