"L'écriture de soi est comme un miroir qui tend vers l'autre."
---- Christine Jordis
Je commence à avoir soif des rencontres intellectuelles dans le domaine des sciences humaines. Ce n'est pas qu'il n'y a pas grand chose ici, mais que tous les sujets abordés ne m'intéressent pas, ou me sont inconnus. Celui sur "la démocratie dans la littérature chinoise", par ex. J'y ai assisté mais je crois n'en avoir rien compris à la fin. Souvent on est dans une salle de conférence pour écouter un exposé, pour découvrir quelques points de vue, quelques PPT et basta. On voit pas comment les idées se forment, on voit pas la personnalité de l'invité, pas de dialogue-débat d'où sortent les idées instructives. Et en sortant de la salle, on reste inchangé et tout ce qu'on peut en dire est "c'était bien? oui c'était bien".
J'ai hésité un peu pour aller à la rencontre de Christine Jordis d'hier soir au CCF car j'étais sur le point de finir la traduction de la pièce musicale. Je ne regrette point d'y aller. Il y a des conférences, des rencontres qui peuvent nous inspirer du courage, (comme celle sur la 10e anniversaire de la disparition de Duras dont j'ai écrit il y a 3 ans), afin que l'on puisse se déterminer à continuer sur telle ou telle chose dont on rêve et qui est censé d'être difficile à réaliser.
En la voyant, je me dis qu'elle a en elle une sorte de charme magnétique, que toutes femmes écrivains françaises ne possèdent: chez Duras, me parait-il, la féminité s'avère intense pour se transformer en une force saillante. Chez Beauvoir, moins. Chez Sagan, encore moins. Est-ce parce qu'elle est profondément marquée par la littérature féminine anglaise, dont l'enjeu est, selon elle, le rapport de force au sein de toutes les communautés closes?
En effet, c'est avant tout son parcours qui m'attire et qui sucite ma curiosité d'aller à cette rencontre. Adepte de la littérature anglaise, elle a fait un trajet de la Sorbonne à Havard, et surtout elle a fait une thèse de doctorat sur l'humour noir, un thème bien engageant. De retour en France, elle a organisé les rencontres des écrivains français et anglais équivalents (ie: dont les styles littéraires se correspondent l'un avec l'autre) chez British Council (qui est de loin meilleur que CCC à Paris). Ce n'est pas mission facile car il faut savoir animer les échanges et les suites d'idées pour que chacun des écrivains recoive de la culture d'ailleurs et les réactions concordantes et une dose d'hétérogénéité et de fraîcheur.
C'est peut-être grâce à cette expérience qu'elle est en mesure d'établir une relation tantôt de familiarité, tantôt de distance entre le plateau et le public dont je fais partie. Et c'est dans cet atmosphère qu'elle parle des différences des partis pris dans la littérature anglaise et française, de la caractérisation et narrativité chez l'une, de l'exploitation du soi et la diversification des formes chez l'autre. Elle parle de la pratique d'écriture aussi parce qu'elle écrit et écrit sous une "multie-forme": roman, essai, biographie, critique, etc. Mais ça, ce n'est pas nouveau. Ce qui est vraiment impressionnant, c'est qu'elle est une auteure qui fait partie du jury du prix Fémina et qu'elle édite aussi. Ecrire, critiquer, éditer. Peut-on faire les trois choses en même temps? Ce serait difficile à y tenir à long terme, c'est comme main gauche contre main droite, pour emprunter le propos d'Arnaud Ryknair, en ajoutant la tête pour en faire une bagarre interne de soi. Mais de tout faire est tout de même possible si la quiétude s'impose et que les rôles soient bien distingués, que la distance entre les missions soit gardée au moment convenu: elle ne vote pas lorsqu'il s'agit d'un livre de sa maison d'édition, par exemple, ni qu'elle ne se fait la candidature pour le Fémina (elle en a déjà reçu un prix avec l'un de ses romans avant d'être adhérée dans le jury...).
Elle dit qu'elle a été frappée par le fait que les jeunes auteurs anglophones d'aujourd'hui abordent souvent les sujets des grandes catastrophes historiques(ex 911) ou naturelles. A ce sujet, j'ai effectivement lu un roman, The Reluctant Fundamentalist, qu'on m'a offert pour me divertir. L'auteur est un pakistanais qui a réussi à faire son ascension à New york et qui habite à Londres actuellement, dans le roman il parle de la désillusion of the american dream, révélée normalement après l'événement du 11 septembre: si t'es un pakistanais tu l'est toujours et tu n'est pas un citoyen américan quel que soit ton mérite professionnel. Ce sujet peut certainement intéresser bien des gens, mais franchement, pas moi. Je ne savais pas pourquoi, et j'ai ressenti la gêne en finissant la lecture.
Et Jordis a dit pourquoi. Elle a dit que dans ce genre de romans, ce sont les savoir-faire social qui s'illustrent, c'est pour elle les romans "mondialisés", globalised en anglais. Je dis bravo sur ce dernier mot. J'irais ajouter que ce genre de romans qui focus sur l'Histoire sont stratégiques et ne me paraissent pas très sincères ou sont trop naifs parce qu'ils veulent raconter l'Histoire récente ou quelque chose comme ça, pour susciter l'empathie chez les gens et éventuellement pour devenir un best-seller. Ce n'est pas que ça ne se fait pas, mais que la littérature, pour cela, n'est pas un très moyen de force.
Suite à cette remarque, je lui ai posé une question sur la littérature chinoise en France. Comme j'ai fait une petite recherche sur la littérature chinoise traduit en français pour un ami, j'ai rendu compte que la majorité de ces romans contemporains parle de l'Histoire, ou, en nous épargnant ce thème parfois trop lourd, parle de la même chose: la souffrance et la faillite de vie à cause de la Révolution Culturelle, de la survie dans la société paysane chinoise, de la contrôle des naissances, du polar meurtrier dans les grandes villes monstrueuses...Ces noirceurs circulées et recirculées sont devenues clichés et ne me branchent vraiment pas trop, il n'y manque pas de bonnes oeuvres bien sûr, qui portent une vision hors du commun, mais une grande partie c'est raconter pour raconter, et pas plus. Je me fous un peu de ces romans d'abord couronnés en Chine: les réalités fantastiques semblent être écrites pour réveiller, tandis que ceux qui peuvent être réveillés le sont déjà et que ceux qui ne sont pas réveillés ne se réveilleront peut-être jamais; pour amuser, alors que bcp de gens en Chine sont trop occupés pour avoir le temps de s'en amuser; pour s'en souvenir: mais de quoi? l'histoire misérable des Zhang ou des Li (ne prenez pas au sérieux, là j'invente) qui font déplorer ou pleurer?
Je demande si ce genre de romans ne font pas partie des "romans mondialisés". Jordis a rit, elle dit non, qu'elle ne le croit pas. Elle dit que les éditeurs en France sont désemparés en ce moment et que parfois ils prennent n'importe quelle histoire écrite sur la Chine de misère ou de fantasme. "C'est plutôt du document que du roman." Voilà le mot. Ne prononçons pas le terme de "lutte idéologique", ce n'est pas sérieux; parlons des études socio-politique plutôt que celles des lettres, qui sont impliquées dans la lecture de ces romans. Je crois que sur un point on serait d'accord: que la littérature intègre par nature une grande H, comme l'Homme plutôt que comme l'Histoire.
A la fin, Jordis doit faire la lecture d'un petit paragraphe extrait de l'un de ses romans. Sans réfléchir, elle a pris les lignes suivantes en disant que c'est l'un de ses styles d'expression.
(de: Fleurs à Chelsea)
Le stand des delphiniums décline tous les tons de bleu, de blanc et de rose, de mauve, qui va vers le violet le plus intense, chaque fleur doublée d'une touche pâle ou plus accentuée, vieux rose qui s'épuise et pâlit ou bleu incandescent de vitrail. Les hautes grappes se dressent côte à côte comme des candélabres un jour de fête. Un célébrant, le préposé au stand, circule crayon en main devant la rangée fabuleuse et renseigne les fidèles venus se recueillir. Humbles et consciencieux, penchés sur leur carnet de notes, ils questionnent, griffonnent, inscrivent, reçoivent la bonne parole, puis repartent avec réticence, pénétrés de la grâce reçue. De temps à autre, certains d'entre eux se concertent, de petits groupes se forment au milieu des allées, mais il ne faut pas s'y tromper, ces échanges n'ont rien de la simple conversation: ce sont des réunions à haut niveau, entre initiés, qui restent abstruses, impénétrables au commun des mortels, les noms savants y remplacent le langage ordinaire et les précisions données relèvent de la science la plus fine. Ils ne paient pas de mine, ces érudits, avec leur sac à dos, leur vieux ciré et leur chapeau à bord mou, mais à les regarder un instant, on devine qu'une même passion les habite, une obsession unique qui les pousse de stand en stand, absorbés par leurs découvertes, aveugles à tout le reste, fixés sur leur but comme le chercheur d'or sur la vision de sa pépite, riches de tous les trésors de la terre une fois trouvé l'objet idéal et leur passion satisfaite.
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